Alpha Yaya Diallo

Alfa Yaya Diallo Roi de Labe


De la mélodie populaire « Alpha Yaya » à l'Hymne national « Liberté »

Par Mamba Sano

Sans précautions oratoires d'introduction, à

brûle-pourpoint, dans une envolée lyrique,

Korofo Moussa lança la première phrase de

son chant: « Alpha Yaya, Mansa bè Manka

» ... phrase reprise par Silatéka pour

donner le ton, puis par la troupe entière

jouant sur le Kora, chantant et dansant avec

un ensemble parfait. Lire la suite...

 

Affranchi de la tutelle insupportable de l'almami de Timbo, Alfa Yaya n'est pourtant pas satisfait. Pour se sentir le

vrai (et seul) maître du Labé, en attendant plus, il veut trancher les derniers liens qui l'unissent aux almamis:

interrogé, le résident du Fouta, Noirot, n'y voit que des avantages. Son but est d'affaiblir au maximum l'influence des

almamis, dont il redoute le pouvoir spirituel. (Sur le terrain, les Français se sentent, et sont les plus forts.) Aussi

Noirot appuie-t-il auprès du gouverneur la demande d'Alfa Yaya. Dans son esprit, le Labé, détaché du reste de

l'imâmat, sera plus facile à contrôler, d'autant plus que son souverain « indépendant » Alfa Yaya devra tout à la

France. En 1898, Noirot réussit à convaincre le gouverneur. La décision est prise de détacher le Labé du reste de la

fédération du royaume théocratique du Fouta. Le cordon ombilical est à jamais coupé entre le Labé et

Timbo. Maître absolu de son territoire, Alfa Yaya signe désormais ses lettres et ses ordres:

Yaya, mâlik de Labé et sâhib de Kaadé (c'est-à-dire roi du Labé et prince [ou marquis] de Kaadé).

Il est devenu l'égal des plus grands parmi ses ancêtres; peut-être le plus grand de sa lignée. Il est un des plus

puissants souverains de cette partie du monde. Allié des chrétiens, il n'a de comptes à rendre à personne. C'est

ainsi qu'il se voit, et la fierté l'envahit. Il a envoyé des cadeaux au président de la France, qui, pense-t-il, le tient en

grande estime. Comment eût-il réagi s'il avait lu le rapport qu'Isoreau Levaré, commandant du cercle de Labé, a

envoyé le 30 juin 1900 à ses supérieurs du ministère des Colonies, à Paris:

« Le représentant d'Alfa Yaya n'a qu'une influence relative... Je crois que l'avenir démontrera qu'il en est de même

pour Alfa Yaya, qui doit surtout à notre présence de ne pas être culbuté du pouvoir. Excellente situation pour nous,

d'ailleurs. Mon désir est de me mettre de plus en plus en contact direct avec les différents chefs, et de substituer

ainsi l'influence des fonctionnaires français à celle du chef indigène... »

Si l'action politique d'Alfa Yaya, roi du Labé, peut apparaître en certaines circonstances obscure, ou même

contradictoire, celle du colonisateur présente les mêmes caractéristiques. Commentant le rapport du commandant

français du cercle du Labé et soulignant ses intentions, l'ancien gouverneur Demougeot fait les remarques suivantes

:

« Etrange contradiction de notre politique. C'est l'administration française qui a désigné Alfa Yaya comme souverain

du diiwal en 1897. C'est elle qui l'a débarrassé de la tutelle des almamis en 1898, et, dès l'année 1900, elle

entreprend de ruiner son autorité, qui n'est déjà que trop compromise, et de détacher de lui la masse de la

population. Il semble bien qu'en fait, peut-être parce qu'ils avaient compris qu'aucune collaboration avec lui n'était

possible, les représentants de la France au Fouta n'aient pas insisté pour obtenir l'aɗésion du chef du diiwal et pour

l'associer à notre oeuvre de civilisation. Bien au contraire, dans les années qui vont suivre, tout sera mis en oeuvre

pour amener sa chute. »

En effet, les relations entre Alfa Yaya et les représentants français se compliquent singulièrement, et très vite.

L'administration française, sans le consulter, divise son diiwal en deux « cercles », ayant respectivement Labé et

Kaadé comme chefs-lieux. En 1900, un troisième cercle est constitué, celui de Busurah, relevant directement du

gouverneur. Cette situation mettait l'alfa du Labé dans l'obligation de subir la tutelle de trois administrateurs

coloniaux. Evidemment, il ne pouvait l'accepter. Devant le mécontentement de l'alfa, le gouverneur Couturier prit

alors une décision plus révolutionnaire: en 1901, deux arrêtés divisaient en deux régions l'ancien royaume

théocratique du Fouta qui était du même coup rayé de la carte d'Afrique.

• La première région, avec Timbo pour capitale, comprenait tous les diiwe, sauf celui du Labé.

• La seconde, le seul diiwal d'Alfa Yaya avec ses trois cercles!

Le but de l'opération était évident (Demougeot le confirma plus tard): rompre l'unité du Fouta, faire disparaître la

nationalité foulane, détruire de façon définitive, au profit du colonisateur, l'unité du vieux royaume théocratique. En

vérité, il semble que, au début du moins, Alfa Yaya ait surtout recherché à tirer un profit personnel des nouvelles

dispositions prises par les Français. Leurs objectifs lui échappent-ils ou bien feint-il de ne pas les comprendre ? Il

adresse plusieurs lettres au gouverneur général français Noël Ballay, lui signalant que de nouvelles divisions

administratives lui semblent porter atteinte à l'intégrité et à l'unité de sa province. Par la même occasion, il proteste

contre le soutien que le gouverneur français du Sénégal accorde à Muusa Moolo, son ennemi, alors que lui, Alfa

Yaya, était un ami de la France « avant que le Fouta-Djalon ne soit sous l'autorité de la France ». Dans une autre

lettre au gouverneur, il rappelle qu'il a envoyé un ambassadeur à Paris. Mais les Français ne lui adressent que des

réponses évasives et des conseils : « Faites confiance à la justice, à la gratitude de la France, et prenez

patience... » Prendre patience... En 1903, le gouverneur général Roume, sur les conseils du capitaine Bouchez,

qui le représente auprès d'Alfa Yaya, prend la décision d'accroître encore le nombre de cercles du diiwal du Labé !

Ils seront désormais au nombre de cinq. L'intention du colonisateur démanteler les grands commandements «

indigènes », disloquer le diiwal en tant que province vestige de l'ancien régime est maintenant évidente. Mais

Alfa Yaya continue de ruser: il feint de croire encore à l'amitié, au soutien des Français. Sans doute pense-t-il

profiter de la pression qu'ils exercent pour affaiblir définitivement les deux almamis, alfaya et soriya. Il n'est pas

dupe, mais il joue la naïveté. Il prétend discerner dans le jeu des Français une motivation unique: la perception des

impôts (dont, en réalité, il reçoit un certain pourcentage). La division du diiwal en cercles plus nombreux facilitait en

effet la tâche des percepteurs coloniaux. Ils recueillaient l'argent et certains produits du pays désignés pour

l'administration, et dont le prix était fixé et accepté d'avance. Cette contrainte, d'ailleurs, n'allait pas sans tragédies:

incapables d'acquitter les sommes exigées par l'homme blanc, certains pasteurs étaient obligés de vendre leurs

bêtes! Or, pour un Peul du Fouta, comme pour n'importe quel pasteur d'Afrique occidentale, vendre un boeuf, c'est

perdre une partie de sa raison de vivre! Et il est certain que la popularité de l'alfa ne sortait pas intacte de ces

drames.

En vérité, sa position devenait de plus en plus difficile. Comme ses relations avec les Français. Nombreux étaient

les conseillers qui le mettaient en garde. Il jouait un jeu périlleux. Si son intention secrète était de détourner les plans

des Français (le démembrement du royaume) à son profit, il avait mal calculé les risques. Le Fouta n'existait plus en

tant que royaume. Mais seuls les Français en profitaient.

Il semble qu'un incident de frontière ait fait définitivement basculer Alfa Yaya dans le camp de la « résistance ». En

octobre 1905, la France et le Portugal signèrent à Kaadé une convention déterminant la frontière entre les deux

Guinées. Les Français abandonnaient aux Portugais une partie du royaume de Yaya, le Pakessi occidental, les

districts de Dandum et de Kankéléfa. Comble d'infortune, ou de provocation, ces terres cédées aux Portugais

faisaient partie, ou étaient voisines, du Kaadé, domaine personnel, fief traditionnel de l'alfa ! Il entra alors dans une

violente colère. Il avait « loyalement » servi la France, il attendait que la France assurât son autorité sur l'ensemble

du pays, et voilà qu'au contraire la France amputait son diiwal de deux de ses plus riches districts! C'est plus qu'il

n'en pouvait supporter! Le véritable visage du colonisateur, proclama-t-il, venait de se dévoiler! Il se déclare trahi.

Sans doute sa surprise est-elle plus de circonstance que réelle. Mais il juge politique de laisser se répandre les

échos de son indignation. Et, dans le pays accablé d'impôts, et même au-delà des frontières jusque chez ses

ennemis d'hier, ces bruits font lever bien des espoirs. Dans le même temps qu'il rend publique sa colère contre

l'homme blanc qui l'a dupé, Alfa Yaya met sur pied un plan d'action. Ses « amis » d'hier l'abandonnent? Il se tourne

vers ses ennemis d'avant-hier. Il n'hésite pas à envoyer des émissaires aux almamis de Timbo principalement à

Umaru Bademba, destitué par les Français et à Tierno lbrahima, un des chefs du diiwal de Timbi-Tunni. En même

temps, il « sonde » les autres chefs de province. Bien que rongé par le désir de retrouver le pouvoir, l'almami

Bademba ne répond pas. On saura plus tard que les Français, avertis par des traîtres, lui ont recommandé, sous la

menace, de rester muet. La plupart des chefs de province hésitent, eux aussi, à entrer dans le complot. Soit par

crainte d'être dénoncés auprès des Français, soit parce qu'ils redoutent le machiavélisme de l'alfa du Labé. Seul

Tierno Ibrahima, puissant, chef du Timbi, apporte son soutien inconditionnel, il est prêt à mettre son armée, son

argent et son influence au service de la cause: débarrasser le Fouta de la domination des « Oreilles rouges ». S'il

est déçu par le succès relatif de sa campagne, Alfa Yaya n'en laisse rien paraître. Du même élan qu'il a interrogé les

chefs des diiwe, il lance un appel audjihad, à la guerre sainte! Fort de son autorité religieuse, il enjoint à tous les

lettrés du Fouta, waliiyu et marabouts, d'entrer en kalwa (retraite spirituelle), pour attirer sur les infidèles les

malédictions de Dieu! L'appel d'Alfa Yaya obtient un grand retentissement. Même si quelques lettrés mystiques lui

reprochent de découvrir tardivement ce qu'ils savent de longue date, et d'avoir ignoré leurs conseils, animé

seulement par son ambition personnelle, l'unanimité se fait en sa faveur, en particulier au sein des confréries. L'alfa

a tenté de pactiser avec le diable blanc ! Dieu, en définitive, lui a montré son erreur et désigné le chemin de la

vérité. L'heure est venue, pour les mystiques du Fouta et les initiés, de faire taire les rancoeurs et de se grouper

derrière le guide des croyants. Leur aɗésion va entraîner des hésitants. D'autant que l'alfa a retrouvé l'ardeur

combative de ses jeunes années. Avec l'aide de son puissant allié Tierno Ibrahima, chef du Timbi, il a mis sur pied

une armée de cent chevaux, de deux mille fusils modernes et réuni un gros trésor de guerre. Une ferveur nouvelle

soulève le pays écrasé par l'impôt, soumis à la pression de plus en plus forte de la puissance coloniale. L'heure est

peut-être venue de chasser l'homme blanc et de reconstituer le royaume de Dieu qu'il a divisé, et divise encore !

C'est peut-être l'heure de la grande révolte.



Thierno Diallo
Maître-assistant à la faculté des lettres de Dakar
Avec la collaboration de Gilles Lambert
Alfa Yaya, roi du Labé (Fouta-Djallon)